Mister Manners était calme et rassuré, je m’étais permis de ne pas mettre trop de pression sur ses rênes. Nous arrivions à la carrière et je jetai un œil à l’intérieur : personne. Que demander de plus ? Un sourire aux lèvres je fis obliquer le hongre vers le montoir. On m’avait appris à préserver au maximum le dos des chevaux et davantage encore celui de ceux qui faisaient du dressage, discipline dans laquelle était utilisé à outrance le travail assis. Ce n’était pas une critique : je savais que c’était la meilleure façon d’obtenir la symbiose la plus parfaite, le mouvement le plus calibré. Une fois en selle je le laissai marcher rênes longues dans toute la carrière. Je l’empêchai le plus possible de suivre la piste et je mobilisai déjà ses épaules et ses hanches. Je le découvris attentif et coopératif mais en même temps sévère. Dès qu’un de mes gestes était trop insistant il se braquait et levait la tête en signe de protestation.
« Son altesse serait-elle délicate ? »
Je ne lui en voulais pas : j’étais tout sourire mais une telle rigueur chez un cheval me laissait un peu dubitatif. En même temps, j’avais toujours été élevé ainsi. Il n’existait, sur toute cette terre, pas plus sévère que mon père dans ses jugements comme dans ses actions. Mister Manners serait-il aussi juste que l’était mon géniteur ? Je brûlais d’impatience de le découvrir. Le hongre dont la souplesse était excellente n’avait pas besoin d’une détente trop longue alors je remontai rapidement sur mes rênes. De nos jours il existait deux écoles : les uns préféraient monter dans les allures graduellement quand d’autres préconisaient l’usage du galop avant celui du trot. C’était de cette seconde manière que l’on m’avait appris à monter les chevaux de dressage dont la plupart s’équilibraient mieux au galop. C’était sans doute son cas.
Je déplaçai ma jambe extérieure vers l’arrière de son flanc tout en mettant ma jambe intérieure à sa sangle. La main intérieure un peu plus haute je me calai bien dans le siège de ma selle et d’un mouvement plus prononcé de bassin je lui donnai toute son impulsion. Mister était dans une attitude juste et il ne s’aida pas de la moindre foulée de trot : il rompit tout de suite l’allure et il se mit à galoper à un rythme constant. Je n’avais aucun mal à suivre son mouvement généreux. Sur la main il était d’une légèreté à peine croyable tant et si bien que je réduisis ses rênes, ce qui lui déplu fortement. La tête en l’air il se désorganisa complètement, quittant ensuite un galop désarticulé pour tomber dans un trot saccadé. Sur le coup, je vis rouge. Ce n’était pas dans mon habitude mais le manque de sommeil m’avait rendu à fleur de peau et cette transition aussi atroce que brutale m’avait frustré. Je retrouvai rapidement mes esprits pourtant et, après m’être excusée auprès de Manners d’une brève caresse, je remis mes aides en place.
Le hongre gris reprit le galop. Il était aussi calme qu’au début, comme si cet incident n’était jamais arrivé. Je le trouvai de plus en plus étrange. Au galop je m’efforçai de faire le même travail qu’au pas : je le menais sur des cercles que je réduisais ou que j’évasais, toujours à l’aide de mes aides et notamment de mes jambes. Parfois je le laissai reprendre la piste et je le poussai alors dans les coins. Ensuite je lui demandais de sortir ses épaules et je le gardai ainsi l’espace de trois ou quatre foulées. Dès que l’exercice était bien exécuté je cessai et je le caressai. Je lui montrai sans cesse que c’était bien et quand nous commençâmes à travailler à l’autre main il ronfla plusieurs fois, signe de bien-être et de décontraction.
Je me grandis alors dans ma selle et, en serrant mes doigts sur les rênes, je descendis mes mains dans ses épaules. En deux secondes à peine le Lusitanien était passé d’un galop moyen à un arrêt total. Je caressai et lui rendant un peu de rênes je l’encourageai à marcher d’une pression de jambes. Il était tonique dans son allure, ses postérieurs dépassant largement la trace de ses antérieurs. Je ne cherchai pas la vitesse : seulement l’activité. Toujours vers l’avant et le plus possible vers le haut. De toute évidence, Manners savait comment faire. Il faisait chaud et il avait déjà bien travaillé : je savais que désormais, le temps nous était précieux. Je ne voulais pas trop lui en demander mais en même temps, je ne voulais pas que lui et moi restions sur notre faim.
S’il était en dressage un exercice de base, c’était bien l’épaule en dedans. Je décidai que nous devions nous employer à cet exercice. Je voulu le travailler sur trois pistes : il travaillerait sa souplesse tout comme sa propulsion ou, plutôt, il entretiendrait ce qu’il avait de toute évidence déjà. Pour commencer sur de bonnes bases je lui fis faire un cercle et quand nous touchâmes à nouveau la piste je demandai la même incurvation, renforçant cette fois mon action de jambe à la sangle pour, d’une part, le garder droit et d’autre part, pour l’inciter à une plus grande action de postérieur. Manners se plaça sans mal tout en s’engageant avec conviction. C’était presque trop simple. Je lui fis faire plusieurs l’exercice en prenant toujours soin de garder mes épaules parallèles aux siennes. Nous changeâmes ensuite de main et nous recommençâmes. C’était bien, très bien même. Je caressai une ultime fois pour la séance et je lui rendis ses rênes avant de desserrer sa sangle. Je le laissai marcher quelques minutes avant de mettre pied à terre.
« C'est très bien mon garçon. »
Manners pressa doucement ses naseaux contre mon épaule, un peu comme s’il avait compris. Décidément, que n’avait-il pas d’un génie ?