Il me suivit docilement jusqu’à la carrière. Je l’avais arrêté près du montoir pour ménager son dos et sans mal, je me mis en selle. Je réglai mes étriers après avoir vérifié mon sanglage et nous nous mîmes à marcher au pas dans l’ensemble de la carrière. Il avait une bonne foulée, à la fois souple et ample. Finalement ces chevaux étaient les plus durs à travailler : une épaule ne leur suffisait pas, c’était trop simple. Il fallait, avec eux, toujours repousser plus loin les frontières ou les limites. Ils nous poussaient au fond de nous-mêmes, ils nous obligeaient à leur donner toujours plus et finalement, ils prenaient tout ce que nous avions en nous. WD n’était pas si différent des types contre lesquels je m’étais battu. Froids et distants, nous n’avions jamais échangé le moindre mot. En même temps, je m’en moquais à l’époque : qu’aurai-je bien pu dire au gars qui venait de me briser les côtes ?
Si nous étions là, à errer dans les sous-sols pestilentiels de la grande et terrible Moscou, ce n’était pas pour nous raconter nos vies. Nous venions pour éprouver nos corps, pour encaisser ces coups et finalement, nous étions là pour chercher nos limites, pour savoir ce que nous étions capables d’endurer ou non. Combien de fois m’étais-je brisé ? J’avais arrêté de les compter. Si ces années avaient été bien sombres pour moi, j’en avais tiré un anciennement : on peut toujours remonter mais, quoi qu’en dise les gens, le fond n’existe pas. On peut toujours descendre plus bas aussi. Les sous-sols de Moscou ne terminent jamais et parfois, ils happent les piétons qui se promènent à la lumière du jour et ne les rendent plus. Moi je m’en étais sorti et je savais ma chance.
Je fermai mes jambes sur ses flancs et le hongre prit le trot. Je découvrais doucement sa cadence et j’essayai de le trouver, de le comprendre. Une des clefs du dressage était de savoir la mécanique de son partenaire : il fallait le laisser libre de son mouvement, qu’il n’ait pas peur de s’exprimer. Cette hauteur que l’on recherchait, ils l’avaient naturellement. Ils l’avaient au pré, par exemple, quand ils paradaient comme de jeunes poulains encore farouches. C’était ce même orgueil que l’on voulait car au fond, l’orgueil embellissait les traits. Il pardonnait le fait d’être quelconque physiquement : quoi de plus attirant qu’un être sûr de lui au point de l’afficher dans le moindre de ses pas ? C’était attirant chez les hommes, ça l’était également chez les chevaux.
Au trot je commençai à réellement le mobiliser : je cherchai de l’activité derrière et de la souplesse devant. Nous commençâmes à travailler sur des cercles mais sans mal, WD s’enroulait sur ma jambe. Je découvrais un cheval dont l’élasticité était presque effrayante. Je n’avais qu’à suggérer une attitude sur ses rênes qu’il me la donnait. Comment travailler avec un cheval qui maîtrisait déjà tout ? Comment tirer du plaisir d’un travail totalement fait par un autre ? Je lui fis faire des épaules en dedans mais l’exercice était pour lui désuet. Que ce soit sur deux ou trois pistes, l’appaloosa s’affranchissait des difficultés en un coup de hanche. Je poussai même l’exercice sur des cercles : rien à faire, WD était juste. C’était notre première sortie ensemble et je décidai de ne pas trop en demander non plus : après tout, j’ignorai peut-être des choses sur lui.
Après un bref retour au calme au pas je le mis au galop. J’avais à peine placé mes aides qu’il partait. Ah ! L’anticipation était souvent appréciée mais pour moi, il venait de me voler le départ : nous ne nous connaissions pas, comment aurait-il pu anticiper quelque chose que ne je lui avais jamais demandé ? Un sourire satisfait, presque cruel finalement, passa sur mon visage. Je le ramenai au trot et replaçai mes aides. Il partit au galop. Je réagis plus rapidement en alimentant le geste avec la parole.
« Non »
Je l’avais contrarié : il agita sa lourde tête, les oreilles un peu en arrière. Il attendit la fois suivante que je presse ses flancs une fois mes aides mises en place. Je félicitais mais succinctement : il n’en avait rien à faire de moi, je ne m’inquiéterai pas pour lui.